Antoine Bargel

  1. Elle prête attention aux détails. Lorsque son dos s’étend, jusqu’au point où la ligne du sol s’éloigne des arrêtes osseuses, tenues par la contraction du cou qui se plie, c’est pour happer la charnière des jambes du regard, que je dévore d’un vœu soutenu, mais qu’elle n’approche ainsi que pour s’en défaire, lui reprendre pas à pas son image, sa force. Lorsqu’elle se masque de couleurs, idole figée d’onguents plastiques et brillants, c’est dans la raideur du sacrifice, l’arrière de l’œil fixé sur son Père mort, arguant qu’il bouge.

    Depuis le premier jour que je l’ai vue, depuis le dernier jour que je l’ai vue, deux mouvements se sont faits chair ainsi : de braise le long des boyaux, de l’estomac remontant verticale à la gorge où elle craque, stimulant la base de ma langue ; de nuit le long des yeux, plissant les paupières aux coins extérieurs, traçant sur les tempes des chemins descendants. Je suis sûre que c’est totalement volontaire de sa part.

    Je l’ai observée, nuit dans nuit : recroquevillée sous la lèvre du monde endormi, elle sait que je la guette, que je me cloue à son souffle tranquille, et tout ce que marque son corps est déjà en moi. Elle remue et mon regard se défait, les lignes qui étaient inscrites sont ébranlées, tremblent dans son mouvement puis se reposent lorsqu’elle cesse. Mais la vibration m’est transmise, se propage en moi, progresse dans tous mes vaisseaux à cadence constante jusqu’à la vague suivante qui l’éteindra, mais sans en effacer la trace.

    Lorsqu’elle ne dort pas, je suis bien incapable de me rendre compte du phénomène : mon regard n’est plus qu’à sens unique vers l’intérieur, phagocyté par elle, il ne me reste plus rien pour le voir. Les mots me quittent, aussi, mon corps entier est tenu par le sien, je suis soumis entièrement.

    Ce sont ces accès de conscience nocturne, non sans danger je le sais, qui me permettent de suivre, dans le dernier retranchement de mon être intime, tous les effets de sa terrible minutie.

  2. Elle possède la connaissance des failles. A sa bouche, à son sexe, deux vents se croisent qui s’ignorent : c’est en remontant de l’un ou de l’autre que je hume le mieux ce qui la fonde, cet abandon haletant de hurlements confus, circonscrits à jamais en petits globes translucides – à travers lesquels je les observe.

    Ce sont les marques d’un passé fait pour mourir, de ce qu’elle délaisse à chaque instant pour exister. Seuls ses plus clairs abîmes m’en imprègnent, et c’est par moi me semble que passe la boucle qui, par succession de termes apposés, retrouve son palpitement.

    C’est un savoir qui me rejette, pourtant, autant qu’hors du monde la rumeur de son souffle. Je suis l’ajout qui la reflète, mais je serai toujours emprunté de désirs sans lieu.

  3. Ses paroles s’inscrivent, cercle après cercle, dans une spirale au fond nommé : le nom qu’elle lui donne, car il est de ceux-là que chacun ne comprend que pour soi, je ne le répèterai pas. Inapte moi-même, je le laisse résonner lorsqu’elle le prononce, jamais directement mais par des jeux d’échos il remonte, dans l’espace vide qu’elle cerne ainsi, de la plus ancienne profondeur.

    C’est le nom que j’aime à boire, quand sur les deux horizons de ses cuisses se lèvent deux soleils parallèles. Pas une goutte d’elle ne se perd, j’aspire la naissance que mon doigt cause comme l’oracle de mon étendue, la brume ou gît ma recherche.

  4. Elle a un système d’existence, qu’elle applique avec une précision inaltérable : non qu’elle y situe quoi que ce soit d’une croyance, mais plutôt par certitude du vide. Bâti sur l’extérieur, c’est l’accompagnement presque pieux des changements de l’air, sombre dense et poisseux ou clair, fluide et sifflant au contact. Sa peau s’y prend de reflets, s’y marque de fentes ou sillages qu’elle dessine comme par jeu, mais grave et proche du sacré : rituel où s’inscrit son âge, attention infaillible aux signes qui lui sont nécessaires, pour faire de son corps un totem à opposer au temps, jusqu’à la confirmation de la mort. Exercice quotidien, elle s’en racle les muscles avec l’ardeur d’une athlète.

    Son pari, ou ce que j’en vois sans qu’elle le formule, est d’un éblouissement progressif, indépendant mais mystérieusement invoqué, espéré, supposé de correspondances silencieuses.

    C’est un phénomène quasi chimique : plante orientable d’échanges invisibles, elle se transforme à chaque instant alors qu’elle nourrit, passivement, les milieux qui l’enserrent. A quelle extrémité me trouvé-je, moi qui bégaie à son aura, arrêté net par la révulsion de mes yeux qu’elle provoque ? Ne fais-je pas qu’imaginer que cette consumation m’est destinée aussi, ne leurré-je pas mes sens, lorsque je crois vivre d’influx y prélevés, y reçus, qui me semblent m’emplir par les narines de fraîcheur, par la peau de soyeux renouveau ? N’ai-je pas rêvé l’entrelacement de mon ventre à son ventre tout autant ?

Elle se promène, étendue à l’arrière d’un voeu, la tête relevée pour se voir. Son Dieu a une barbe qui pique: le happant, elle s’expose à fondre, se peint les yeux de bleu pour se defendre.

A la croisée des jambes, haletante elle se boit: tout abandon sera à la remorque. Superposant adages, loupes, valises de sifflements incertains. Dans le parallèle répétant l’aube, elle retrouve le rythme de son sang.

Certains mots sont pour elle à étudier: que l’on emploie sans savoir. Rosée perlant à son doigt, elle sait les naissances rares.

Elle s’appuie, tant qu’elle peut, sur l’alternance de lumières que son corps sent; éprouvée par l’âge, elle veille ou veillera tant qu’à son corps adhéreront couleurs, lueurs et parfums comme sable sur peau huileuse. Après, certains regroupements, dictés d’ailleurs, rayonneront.

Silencieuse, elle hume mon plaisir, les jambes pliées comme en prière, penchée. Elle sait que derrière elle des ombres s’amassent, informe armée de mémoire, alors même qu’elle m’aime: dans l’acte. Quand je me lève, elle retombe.

A l’injonction de mon amen, elle se recroqueville, s’enroule autour de moi et resserre ses anneaux lentement. A la honte, elle répond l’heure.

Elle s’oppose à ce que l’imagination déborde: en général, elle s’oppose à tout ce qui prétend s’étendre sans lui rendre hommage: à elle, à ce qu’elle contient tout autant. Elle aime quand je lui montre que mes mots, s’enchaînant les uns aux autres, font un arbre aux racines profondes. De certains jeux, elle prétend que j’exagère. A certains mots, elle pâlit et se signe.

Quand je me raidis, elle sait me tenir jusqu’à ce que s’effacent les socles de tout retour: les hampes de mon ardeur. Elle partage.

Elle a su multiplier les chutes, défilement en pluie glissant derrière les vitres, afin de se garantir contre moi: contre ce qu’en moi je rêve d’arracher.

Elle défigure ce qui menace, tout ce qui s’approche dans un but. Le monde dehors est tout ce qu’elle refuse, c’est une femme d’intérieur: à l’aube, cependant, en bordure. Ne comble pas le vide, le sanctifie.

Elle a repris, des quelques siècles qui ont passé depuis, l’enchantement du regard: à formes évolutives, en succesion de styles gravés à sa poitrine, lignes mouvantes qui retracent, infiniemet, les schèmes de tout changement. Elle prend garde de n’en libérer aucun des croyances y fleurissant: ses préférées, elle les estime rempart.

Echangeant sans complexe son voile pour un mystère plus lumineux, elle dédale dès qu’on la touche.

Parfois, elle veut que je la laisse seule. Alors je me gratte jusqu’à ce que croûte, je transfère mon poids vers mon visage enfoui, j’élimine tout ce qui passe à ma portée. Elle, je l’entends au loin: chaque bruit qu’elle fait, poursuivant je ne sais quelle aurore ou acmé, quelle mort, chaque bruit pour moi est remord, refus, elle m’en repousse et je m’enfonce, plus loin, dans un quadrilatère boueux que je m’imagine, sans qu’elle en sache rien.

Elle a part à tout meurtre, à tout accouchement. Douleurs qui la maintiennent, à travers pans de lumière ceignant l’heure, tapie chez moi plus que sa part du jour. Le reste est répétition, rêve entretenu, pour ce qu’en rêver donne, d’un départ.

Se fend: mince au ventre, pli qui se révèle béance lorsque s’élève. Elle est autant que moi renoncement.

Alors que le souvenir s’amorçait, un jour, elle est partie à d’autres rencontres: j’ai récupéré, dans les plus de ses vêtements au matin, la vision d’une colline pas latine, au sommet de laquelle, par parcs et jardins, s’ébattent, et les écoliers revanchards, et les nymphes parentales: la nuit, violentes bacchantes acclamées par la foule des enfants affamés. Elle affirme ne se souvenir de rien.

Aussi, je l’ai déjà vue s’effondrer: elle en profite. Elle se tient au-dessus de moi au réveil, attendant que je m’inquiète pour montrer ses dents blanches, vierges de mon cou. Elle sait que j’abonde de dégoûts.

Elle éloigne de moi ce qu’elle croit apte à me tenter. Elle a des idéaux qui m’échappent: j’en devine, parfois, quelqu’ombre: foisonnante d’ensorcellements, sans nul doute défensifs, bordés de globes venimeux, de tresses urticantes, puis, plus loin, entr’aperçue dans le jeu de lumière, la masse, encore carapaçonnée d’onguents et de fils d’or mêlés, d’un objet que je ne peux identifier.

Certaines cérémonies l’émeuvent. Elle s’en remet à Celui qu’elle appelle ainsi. Elle me fait confiance, malgré toutes réticences possibles, pour la servir en ce désir là où j’ai porte.

Elle oublie tant qu’elle peut, renonce à penser, aux intelligences dévastatrices. Elle relie objets et organes le temps de son geste, pas plus. Elle essaye de se sentir ainsi, laisse quelque chose de plus grand l’orienter. Elle s’est prémunie contre tout ce qui ne serait pas Celui qu’elle attend ainsi.

Elle s’amenuise chaque quart d’heure, atrophiant délibérément parts inutiles de son corps. Puis je la touche elle se regonfle, m’en veut parfois, j’aime.

La répétition d’un atome en fins successives la laisse indifférente: elle aime où se replie la langue, dans la courbure du tronc, elle aime la prestance dans les chocs.

Elle rira d’affirmations toutes faites, les dents en avant, la lèvre haute: à moins qu’une harmonie dans la structure ne la charme, ne l’apaise, qu’elle s’endorme. Je joue à la balancer dans mes bras.

Elle a tout pouvoir sur moi, autant que moi sur elle. Nos querelles se vident dans le sang. L’on s’étreint comme dans l’amour, à coups de dents et d’ongles, l’on s’enserre mutuellement des jambes, l’on se heurte, l’on se déchire. Puis il nous faut, réconciliées, force salive baume à nos plaies.

En quatre pas, elle m’aura imposé son ardeur: les mains au front, guérissant l’apathie gangrenante. De l’oeil, du pied, de la joue, de l’âme, j’aurai repris danse qui progresse.

Un certain silence l’étouffe: il lui faut que la rue, que les pages des livres se tournent, en murmures. Ainsi seulement elle se blottit, ouverte. Elle projette alors inclinaisons, sceptres et maux à venir, s’amuse à en organiser les péripéties laissées latentes par le destin. J’ai l’impression que son coeur vibre.

Elle a saisi assez de veine palpitantes dans ses doigts, assez de blocs noirs emplis de sable, pour se permettre d’en nommer. Ailleurs, s’étendent certaines brûlures.

Elle refuse certains sens, n’a que faire de s’y mirer encore: trop atteints d’elle, ils s’en sont éloignés d’autant, maintenant indécelables pour tout autre que moi, séparés par un monde et un instant. Elle n’a d’envie que du vivant, du pénétrant, de l’assimilable à sa substance. J’en taquine ses extrémités.

J’aurai inversé, mis en dépendance, alors qu’elle abrupte ne fait qu’absorber, rejeter, se construisant au sein de ce qui l’entoure, sans nulle notion de liberté. Elle sait trop bien que s’infiltre en tout sa passivité fluide, que transfigure son goût tout objet.

Elle compte ainsi sans se lasser les secondes qui nous accouplent.

Elle ne se définit pas: musique, elle se répète.

      nue, sous le drap du monde piquant mes lèvres, braise brûlant mon ventre, nuit mes yeux.       ton souffle est un adieu qui se partage, les bruits du monde se partagent les cieux.       amen, brune d’oracle jour à tes jambes, opposées d’aurores.       nuit jour à mes yeux nus, j’ai renoncé encore au sommeil, aux paupières de gouaches intenses, j’ai renoncé aux silences, abandonnés, au battements de       jouir encore, aux renoncements, aux bruits dans la salle de bain, dans la douche de mon aurore.       accepte, n’oublie pas, vergogne, déverrouille.       nuire encore, aux déracinements, aux fruits dans la balle de seins, dans la bouche de mon sort.       amour, n’oublie pas que je t’ai trouvé et que je te tiens.       que je ploierai mon langage jusqu’à mourir, si tu oublies.       je n’ai pas choisi, je mène mes lunes aux socles des hampes, il se passe, toujours aussi peu, dans la rue de mon acte simple.       ne crois jamais, toi nue, que c’est fini.       que le socle du monde tombe monderait si c’est fini.       que la balise simple à fleur de poitrine, rutilante, fâne.       pâlirait, d’oubli qu’encore aux mères meurtries, aux lèvres, soulevées si faciles mères lancinantes d’oubli, qui encore mène pâle au même, au retour partagé.       voix : prosternation de lèvres, rêve si courant qu’éperdu, regard de corps.       au toucher de ma langue le drap de ton ventre est tombé, une autre fois t’exerceras à remonter, il y a les marches, les murs, les orangers.       là s’est fondu une fois l’esprit qui t’a porté, une morte soufflait dans mon œil, ravivant l’immonde qui n’est pas toi.       je n’ai pas choisi de t’apporter mon corps, me préférer.       il y a d’abord eu ton nom, que j’ai porté dans le secret du grand dessein de Dieu.       ta voix, c’était le saut d’une pierre m’oubliant, ta main, c’était mon sang.       je tiendrai ma promesse et l’esprit me sera personne double au visage, à jamais marqué d’heure.       de nuage.       je réfuterai tant que tiendra mon nom toute étoile.       ne crois pas, jamais, toi nue, que c’est fini.       écarquille, bouge, ne rougis pas, accepte.       la prière de l’ancien ange du moi remue, déceptive à souhait d’amour, lorgne à creux de cuisse s’imagine.       la dernière gorgée du moi tiendra lieu d’ange, si la pénurie est jugée telle par l’assemblée des croyants, que nulle remontrance filtrée ne rattrapera le mort.       quand s’en allant, du pas des sages, vers le dernier crachat de foudre des innocents, fusillés de rage oubliée, se mue en survivance l’aube.       son sort accroché au canon de ma tempe, le ciel du bas échangé.       tant que durera ta mort.       s’accompliront mystères.

Le premier

au-dessus du terrain de pétanque à côté de celui de jeux le long de celui de football communal en contrebas de la mairie ce marronnier aux fruits verts qui pendouillent parmi des feuilles à demi mortes était il y a un instant, celui de bien décrire sa situation, un essaim inattendu d’abord, révélé par après le premier frémissement visible des chants discrets comme un murmure de petits oiseaux-mouches ou moineaux qui emplissaient la frondaison de leurs voltiges picorants alors qu’un ou deux déjà s’éloignaient

instant où l’arbre était essaim vide le temps de le dire

celui du bout de l’allée —

seize marronniers de chaque côté de l’étroite route en goudron font un couloir ombragé du portail qui vient de la forêt en remontant vers la mairie (qui perpendiculaire fait face à la vallée de la Loire c’est donc une entrée secondaire) — tout seul en plein sur l’axe central par où l’on remonte tout lapidé comme toujours

derrière lequel un autre attire dès qu’on y arrive l’attention plus gros et sombre à moitié mort picoré par les pics-verts

la mairie sonne l’heure deux secondes avant l’église de St-Jean-des-Mauvrets

dans un grand bruit de copulation

au coin du terrain de foot on le voit de loin le seul parmi la rangée qui borde l’autre côté du mur à roussir déjà en plein été

du coin opposé vient le murmure d’un plus petit de la même espèce jeune et vert et le vent ruisselle dans ses feuilles en pleine santé

ailleurs deux tourterelles s’accouplent dans un bruit de branches cassées

plus loin un pic-vert travaille

deux chiens aboient dans le lointain se répondent

les moineaux pépient

un papillon en poursuit un autre

une mouche bourdonne

le mort

depuis longtemps ses racines pourries sont des moignons moussus sa souche un fouillis grumeleux qui mêle aux brindilles sèches les jeunes pousses

une toile d’araignée tendue et blanche fait un linceul à l’instant

les pas qui dans le gravier s’approchaient à présent se sont tus

le tronc noirci n’a plus d’écorce que quelques plaques craqueleuses à la base et près d’un nœud à mi-hauteur après lequel le maquis recouvre le peu qu’il reste de la cime

au bord du chemin le temps passe encore demeure l’arbre abattu

une souche

entourée d’un halo où l’herbe ne pousse pas où quelques brins jaunis demeurent des feuilles rouges au creux d’une racine une écharpe de liseron vert vivace

une bordure d’écorce noircie au-dessus déchiquetée sur les côtés le bois jauni et blanc dans les morsures brun et pluvieux autour

au centre l’éplat grisâtre où les anneaux des années strient le relief tanné de la coupe — comme les frises dans les églises qui racontent l’histoire de France — avec sa fente démesurée

pendant vers le sol

c’est un grand conifère et peut-être mélèze au fort tronc droit d’où pendent lourdes et souples comme des trompes d’éléphant les branches nues jusqu’au bout où des bouquets d’épines foisonnent un long manteau d’été d’un vert taché de pointes rousses, comme au col d’une princesse une rangée de queues de lièvre

ou de renard en haut le tronc percé abrite un pic-vert ou deux en bas les branches celles qui touchent terre abritent un églantier ou deux les fleurs d’un rose sombre

le petit

dont une feuille orange seule et la plus basse s’échappe : il est tenu par un cadre deux piquets une éclisse transversale un panonceau annonçant sans doute la variété l’occasion de sa plante plus ou moins solennelle ; les branches frêles vacillent selon un plan bien ordonné l’enthousiasme des débuts

le bruit de la pluie commence plus loin l’avenir est au bord des chemins

Sous ta chemise en sursis, tes seins m’arrachent le regard et l’étalent partout sur ta peau.

Je t’ai connue mais je t’oublie.

La rondeur rouge où j’allais souvent comme ayant soif au puits ne te sert plus qu’à t’asseoir.

Je t’ai connue mais je t’oublie.

Va donc et t’ennuieras, moi je vois le jour se lever quelque part loin derrière toi.

(Gauguin 1, Nave Nave Moe)

***

Plus qu’une sœur, c’est une fleur qu’elle taquine et qu’en retour elle reçoit sans le vouloir dans son tronc et dans ses branches.

Ailleurs, moi aussi je m’accouplerai avec la nature cachée en moi et sortirai des rêves colorés des plis et replis tourmentant.

(Gauguin 2, Nave Nave Fenua)

***

Je connais cette émotion répétée dans les yeux d’un oiseau, dans la forme d’un buisson

mais c’est encore du passé, une patine métallique sans goût,           infiniment pesante.

Regardons de côté pour fuir le passé !

(Gauguin 3, Vairumati Tei Aa)

***

Les ombres du passé ressemblent fort à celle de l’avenir.

Interrompant la ronde où l’on vous invite

Dans le champ vespéral et rose

(Gauguin 4, La Ronde des petites Bretonnes)

***

À se peinturlurer le risque d’un reflet s’accrochant aux ombres les plus saillantes et irisant de soi davantage qu’imaginé     est grand.

Alors vivre selon les sentiments devient une évidence charnelle.

(Kupka 1, Le Rouge à lèvres n°II)

***

Papillon, escargot, lèvre     orbe, voile, melon     cristal et corps d’insecte.

Comme des coups de langue savoureux concentriques et y revenant         joyeux, contenant déjà         toute l’éclosion future.

    Papillon, escargot, lèvre     orbe, voile, melon     cristal et corps d’insecte.

(Kupka 2, Fleur)

***

Il y a des coups de pinceau délicieux     comme le rouge au milieu.

    Invité à la dépense     quotidienne et ultime         de soi

— soi si petit et couleur de la nuit comme l’animal en nous rôdant — et soi éblouissant comme un œil         scintillant —,

le peintre sort son gros pinceau et décore une descente de lit.

    Les talons habitués à courir,     la jeune femme a les mains plates     dans l’attente du totem.

(Gauguin 5, Manaò Tupapaú)

(extraits de Demi-portion, recueil inédit)

À mes confrères

D’un point de vue économique, vous vendez les appâts et appeaux qu’utilisent à leur guise les publicitaires visant des segments cultivés, voire concernant ceux-ci des moments spécifiques où, croyant s’instruire ou s’informer, la cible ouvre les jambes et l’esprit tout grand. Mais vous recevez un salaire pour vos écrits, ce qui vous confère en légitimité autant davantage qu’il est supérieur au mien, puisqu’au sein du groupe qui prescrit le dividende en tant que raison d’être, ainsi se mesure la valeur des humains.

Rêverie

Il n’est pas dénué d’ironie, alors que je m’éclipse encore aujourd’hui du domicile familial afin de travailler sans avoir d’autre chose à penser, qu’assise en face de moi dans le salon d’hôtel, coiffée, maquillée, vêtue à la manière idoine se trouve, ouvrant les cuisses, de chez Pocket une éditrice essayant, c’est touchant, d’avoir l’air vieille et jeune à la fois, vieille pour faire sérieuse, jeune pour faire bonne baiseuse, deux qualités également nécessaires à son métier ainsi sans doute qu’à son identité pétrie de ce prestige de manipuler dextrement les auteurs. J’ai beau la dévisager, impossible de savoir qui se cache sous tant d’efforts ; entre le rond du rouge à lèvres et ceux des lunettes cerclées de noir, qui vous avalera.

Représentation

Un énorme insecte écrasé, collé au store en plastique blanc du salon, monte et descend matin et soir devant mes yeux. Je l’aime, de cet amour fondé sur la reconnaissance en autrui de notre fond intime, car ainsi que moi il se donne régulièrement en spectacle.

Mercantilisme

Payer pour un poème, c’est un peu comme acheter un cierge à l’église : le prix dépasse le coût de la cire ; mais semble dérisoire en regard du gain qu’on espère ; et du sentiment qui accompagne cet écot symbolique au montant normalement modique ; et surtout ça ne conditionne pas l’entrée dans le bâtiment ni l’appartenance au groupe ni (je suppose) aucun des privilèges de l’âme accomplie ; mais ça entretient les banquettes et ménage l’ordinaire du chapelain. Permettez donc que je vous offre mes bougies modelées à la main.

Masterclass

Pour écrire un poème, je prends du saucisson et du vin blanc de Savennières et puis j’attends. Le truc, pour ceux que ça intéresse, c’est qu’il faut attendre un poème et pas autre chose, sinon ben ya peu de chances qu’il en vienne un par hasard. Alors j’attends tandis que mon chien miaule derrière la porte dans l’espoir de saucisson, mais la porte fermée m’est aussi nécessaire. J’attends, les heures passent, mon verre est vide, il ne reste plus rien de mon saucisson. Les cloches de l’église ont sonné par trois fois la fin de la récréation, le jour expire : de mon côté à la menthe je suce un bonbon. Je suis prêt à passer à la présentation.

En revue

« Le métier du poète », À l'Index n° 49, août 2024. « Nous étions seuls jadis, 1 et 2 », Hélas! collection Cahiers Rouges, août 2023. « Nous étions seuls jadis, 1 », Verso, n° 188, mars 2022. « Gauguin et Kupka », Lichen, n° 57, 58, 59, février, mars, avril 2021. « Ballon-pied », Traction-Brabant, n° 89, juillet 2020. « Trois poèmes », Verso, n° 178, septembre 2019. « Le premier orgasme », « Ne reviens pas » et « Occupez-vous de votre fille », Traction-Brabant, n° 84, juin 2019. « L’escargot lent », Traction-Brabant, n° 81, novembre 2018. « Seul again à Moscou », Lichen, n° 25, 26, 27, avril, mai, juin 2018. « Sale bête », blog de Traction-Brabant, avril 2018. « Décente citrouille », Traction-Brabant, n° 79, juin 2018. « Sept arbres », Triages, n° 28, 2016. « Deux poèmes », 7 à dire, n° 63, novembre-décembre 2014. « À quatre absentes », Le Capital des mots, 31 mars 2013. « Mulier Picta », Le Carrosse n° 5, 2005, sous le pseudonyme de Régine Balaton, et Galerie Mathieu n° 7, septembre 2005, sous le nom d’Antoine Bargel. « L’Athémiste », Le Carrosse, n° 3, 2005, sous le pseudonyme de Régine Balaton. « Athémisme », Le Carrosse, n° 2, 2004, sous le pseudonyme de Régine Balaton.

Recueils

Max Tremor, KDP, 2023. (lire en ligne) Chacun sa merde, KDP, 2021. (lire en ligne) Une année difficile, KDP, 2021. (lire en ligne) Tel-Aviv : Ailleurs est pire, KDP, 2021. Demi-journal (Tome 1), KDP, 2020. Comme un arbre, KDP, 2020. L'ABC du sentiment, KDP, 2020. (lire en ligne) New-York : The Clown of Liberty, livre d’artiste avec des gravures de Samuel Moucha, 2012. Le Sexe peint, La Cinquième Roue, 2007. Silences, La Cinquième Roue, 2004.