Mulier picta
Elle prête attention aux détails. Lorsque son dos s’étend, jusqu’au point où la ligne du sol s’éloigne des arrêtes osseuses, tenues par la contraction du cou qui se plie, c’est pour happer la charnière des jambes du regard, que je dévore d’un vœu soutenu, mais qu’elle n’approche ainsi que pour s’en défaire, lui reprendre pas à pas son image, sa force. Lorsqu’elle se masque de couleurs, idole figée d’onguents plastiques et brillants, c’est dans la raideur du sacrifice, l’arrière de l’œil fixé sur son Père mort, arguant qu’il bouge.
Depuis le premier jour que je l’ai vue, depuis le dernier jour que je l’ai vue, deux mouvements se sont faits chair ainsi : de braise le long des boyaux, de l’estomac remontant verticale à la gorge où elle craque, stimulant la base de ma langue ; de nuit le long des yeux, plissant les paupières aux coins extérieurs, traçant sur les tempes des chemins descendants. Je suis sûre que c’est totalement volontaire de sa part.
Je l’ai observée, nuit dans nuit : recroquevillée sous la lèvre du monde endormi, elle sait que je la guette, que je me cloue à son souffle tranquille, et tout ce que marque son corps est déjà en moi. Elle remue et mon regard se défait, les lignes qui étaient inscrites sont ébranlées, tremblent dans son mouvement puis se reposent lorsqu’elle cesse. Mais la vibration m’est transmise, se propage en moi, progresse dans tous mes vaisseaux à cadence constante jusqu’à la vague suivante qui l’éteindra, mais sans en effacer la trace.
Lorsqu’elle ne dort pas, je suis bien incapable de me rendre compte du phénomène : mon regard n’est plus qu’à sens unique vers l’intérieur, phagocyté par elle, il ne me reste plus rien pour le voir. Les mots me quittent, aussi, mon corps entier est tenu par le sien, je suis soumis entièrement.
Ce sont ces accès de conscience nocturne, non sans danger je le sais, qui me permettent de suivre, dans le dernier retranchement de mon être intime, tous les effets de sa terrible minutie.
Elle possède la connaissance des failles. A sa bouche, à son sexe, deux vents se croisent qui s’ignorent : c’est en remontant de l’un ou de l’autre que je hume le mieux ce qui la fonde, cet abandon haletant de hurlements confus, circonscrits à jamais en petits globes translucides – à travers lesquels je les observe.
Ce sont les marques d’un passé fait pour mourir, de ce qu’elle délaisse à chaque instant pour exister. Seuls ses plus clairs abîmes m’en imprègnent, et c’est par moi me semble que passe la boucle qui, par succession de termes apposés, retrouve son palpitement.
C’est un savoir qui me rejette, pourtant, autant qu’hors du monde la rumeur de son souffle. Je suis l’ajout qui la reflète, mais je serai toujours emprunté de désirs sans lieu.
Ses paroles s’inscrivent, cercle après cercle, dans une spirale au fond nommé : le nom qu’elle lui donne, car il est de ceux-là que chacun ne comprend que pour soi, je ne le répèterai pas. Inapte moi-même, je le laisse résonner lorsqu’elle le prononce, jamais directement mais par des jeux d’échos il remonte, dans l’espace vide qu’elle cerne ainsi, de la plus ancienne profondeur.
C’est le nom que j’aime à boire, quand sur les deux horizons de ses cuisses se lèvent deux soleils parallèles. Pas une goutte d’elle ne se perd, j’aspire la naissance que mon doigt cause comme l’oracle de mon étendue, la brume ou gît ma recherche.
Elle a un système d’existence, qu’elle applique avec une précision inaltérable : non qu’elle y situe quoi que ce soit d’une croyance, mais plutôt par certitude du vide. Bâti sur l’extérieur, c’est l’accompagnement presque pieux des changements de l’air, sombre dense et poisseux ou clair, fluide et sifflant au contact. Sa peau s’y prend de reflets, s’y marque de fentes ou sillages qu’elle dessine comme par jeu, mais grave et proche du sacré : rituel où s’inscrit son âge, attention infaillible aux signes qui lui sont nécessaires, pour faire de son corps un totem à opposer au temps, jusqu’à la confirmation de la mort. Exercice quotidien, elle s’en racle les muscles avec l’ardeur d’une athlète.
Son pari, ou ce que j’en vois sans qu’elle le formule, est d’un éblouissement progressif, indépendant mais mystérieusement invoqué, espéré, supposé de correspondances silencieuses.
C’est un phénomène quasi chimique : plante orientable d’échanges invisibles, elle se transforme à chaque instant alors qu’elle nourrit, passivement, les milieux qui l’enserrent. A quelle extrémité me trouvé-je, moi qui bégaie à son aura, arrêté net par la révulsion de mes yeux qu’elle provoque ? Ne fais-je pas qu’imaginer que cette consumation m’est destinée aussi, ne leurré-je pas mes sens, lorsque je crois vivre d’influx y prélevés, y reçus, qui me semblent m’emplir par les narines de fraîcheur, par la peau de soyeux renouveau ? N’ai-je pas rêvé l’entrelacement de mon ventre à son ventre tout autant ?